LA CHASTETE PERVERSE (Docteur Voivenel)

 

 

Nous vivons une époque qui voit se multiplier avec une vitesse inquiétante des plaintes pour des agressions sexuelles de toutes sortes, notamment à l'encontre de jeunes enfants. Que faut-il en penser ? La question est posée sérieusement.

 

Devant les tribunaux on assiste à la même mise en scène. Plusieurs années après on accuse, on fait condamner, on perçoit des indemnités. Les parents veillent, se montrent à la télévision. Quant aux victimes, elles se sentent paraît-il libérées, et le manifestent en se congratulant. Ils ne leur reste plus qu'à partir pour une vie nouvelle...

 

J'ai posé devant mes yeux un livre remarquable écrit par un spécialiste, le Docteur Voivenel. J'ai lu attentivement ce livre brûlant d'actualité dont voici quelques extraits qui n'ont au cours des années pris aucune ride.

Voici extrait de "La Chasteté Perverse" l'avis autorisé du Docteur Voivenel.

 

Georges Marty

 

 

 

Les faux attentats sexuels

 

 

 

C'est là une des manifestations les plus dangereuses de la chasteté perverse.

 

Une des formes assez anodines est "le faux enlèvement" de mineures qui, généralement à la suite de lectures ou de séances de cinéma, font des fugues dont elles cherchent, en accusant autrui, à esquiver les fâcheuses conséquences. Les journaux du Midi se sont longuement occupés, en 1927, de "deux jeunes nîmoises enlevées et séquestrées". Dans son numéro du 1er mars, le Télégramme publiait l'information suivante :

 

"Le 3 décembre 1926, les sœurs Joséphine et Henriette Guiraud, âgées de quatorze et douze ans, orphelines, disparaissaient du domicile de leur tante où elles étaient placées en tutelle.

Malgré les recherches effectuées, il fut matériellement impossible de retrouver la trace des deux fugitives. On craignait qu'elles n'eussent été entraînées par quelque individu aux mœurs douteuses qui leur aurait fait prendre le bateau pour l'Egypte ou tout autre endroit où tant de jeunes filles sont dirigées dans l'espoir d'y trouver fortune. Pour les deux orphelines, il n'en était rien, car elles viennent d'être arrêtées à Paris pour délit de vagabondage."

 

Ramenées à Nîmes, elles racontèrent qu'elles avaient été enlevées par un "monsieur" qui s'offrit à les conduire vite près de leur grand-mère souffrante. Elles montèrent dans une limousine, s'endormirent et ne se réveillèrent que dans un village dont elles ne purent jamais donner le nom. Leur ravisseur, qui était accompagné d'une jeune femme, les séquestra dans une chambre d'hôtel à Marseille, où elles restèrent enfermées pendant deux mois, puis furent dirigées sur Rouen, puis sur Paris, d'où, à nouveau séquestrées, elles réussirent une après-midi à s'évader.

Tout ceci dit avec un accent de sincérité et un air d'attachante modestie. La police interrogea à diverses reprises les deux enfants, qui ne varièrent jamais dans leurs déclarations. Des commissions rogatoires envoyées de divers côtés révélèrent la fantaisie de ce roman.

Voici ce qu'il en était :

 

Après avoir volé plus de trois mille cinq cents francs à leur tante, les deux orphelines se rendirent dans un magasin de nouveautés et achetèrent robes, manteaux et chapeaux, puis prirent le train pour Marseille où elles restèrent près de deux mois. De Marseille, elles allèrent à Paris, en passant par Rouen. Interrogées sur le but de leur fugue, elles déclarèrent qu'elles voulaient vivre leur vie. Le récit, imaginé au moment de leur arrestation, est l’œuvre de la plus jeune, qui avoua l'avoir lu dans un livre d'images. Des circonstances heureuses empêchèrent une troisième petite fille de partir avec elles.

 

Réalisation désordonnée de désirs, vols de hannetons sans cervelle, explications puériles pour éviter la fessée, tout ceci n'est généralement pas très grave, du moins pour autrui. Le petit mélodrame est vite percé à jour.

Autrement gros de conséquences sont les "faux attentats sexuels" dont des enfants "ingénus et purs" accusent des individualités précises. Pour peu que le juge d'instruction soit habité par cette "horrible manie de la certitude" qui épouvantait Renan, la personne désignée ne s'en tirera pas facilement.

 

L'enfant

 

L'histoire classique est celle de la fillette qui décrit les attouchements obscènes auxquels se serait livré sur elle tel monsieur parfaitement honorable. L'honorabilité ne sert de rien, et l'opinion du quartier, vite ameutée et toujours convaincue du mal dans le domaine sexuel, fait de la dignité apparente de vie une preuve d'hypocrisie, donc de perversion.

 

Les parents crient comme des forcenés, posent des questions impératives, excitent leur imagination et fournissent à la charmante gosse le scénario de son film obscène.

Il est curieux de constater combien elle digère admirablement et s'approprie toutes les suggestions étrangères. Après ces interrogatoires orageux, l'attentat s'est développé comme ces graines que des camelots, les jours de foire, font germer et pousser devant les badauds ravis.

La "victime" raconte son affaire avec une importance que sa nouvelle situation d'héroïne lui donne, et aussi un sérieux et un débit mécanique qui sentent la leçon. On est confondu par la puérilité des motifs. La fillette, par exemple, pour expliquer son retard après l'école, construit immédiatement son feuilleton : un vieux monsieur lui a offert des bonbons, l'a emmenée dans une chambre, etc. Une fois engagée dans ce système, elle persévère, éprouvant le triple plaisir du mensonge, de la vanité et de la malice.

 

Une jeune dénonciatrice, étudiée par Motet, inventa son attentat pour pouvoir s'asseoir sur le fauteuil du cabinet du juge d'instruction dont une petite amie lui avait décrit les merveilles.

Dupré a présenté à Grenoble, au congrès des aliénistes et neurologistes de 1902, dans le cours de son rapport sur "les auto-accusateurs au point de vue médico-légal", l'observation curieuse d'un garçon de neuf ans qui, amené par ses parents devant le commissaire de police, dénonça toute une série d'attentats à la pudeur et d'actes de pédérastie commis sur lui, depuis de longs mois, par deux individus devant d'autres hommes et en présence de cinq autres enfants, dans une maison, à des heures déterminées. L'enquête de la Préfecture de Police aboutit à un résultat négatif et à l'impossibilité d'une telle histoire.

A l'infirmerie spéciale du Dépôt, où Dupré examina avec le docteur P. Garnier, le gosse fallacieux, celui-ci leur fit oralement, et consigna dans un long factum écrit, le récit détaillé des orgies les plus lubriques, des scènes de luxure les plus extraordinaires, avouant d'ailleurs dans une auto-accusation de perversité singulière, qu'il retournerait de lui-même à ces infâmes rendez-vous parce qu'il y prenait plaisir.

L'enfant, dit Dupré, éprouvait une joie manifeste à étaler sa perversité génitale : "or, ce prétendu petit satyre était un bambin de neuf ans que l'examen médical démontrait exempt de tout attentat, de toute violence et d'ailleurs dépourvu de toute capacité sexuelle active. L'attitude naïve, la mine innocente et l'air candide du petit contrastaient étrangement avec le monstrueux érotisme de ses révélations. Finalement pressé de questions, le garçonnet avoua que tout n'était que mensonge dans ses dires et qu'il n'avait raconté toutes ces histoires qu'à force de s'entendre demander et même exiger l'aveu par ses parents."

 

Un de nos confrères vit un jour arriver dans son cabinet une fillette de douze ans accompagnée de son frère âgé de neuf ans. Elle se tortillait en se tenant le ventre :

- « J'ai mal... j'ai peur d'être enceinte...

-Et si elle l'est, c'est de moi" ajouta son frère avec fierté ! »

Bien entendu l'enfant était absolument intacte.

 

Précocité de l'imagination obscène

 

La précocité de l'imagination obscène est parfois déconcertante. Bourdin a publié le cas d'une petite fille de cinq ans, abandonnée, d'ailleurs gentille et gracieuse, que M. et Mme X ... avaient adoptée et admise dans leur intimité. Un jour, conte le psychiatre, à l'occasion d'un procès à grand scandale, les parents adoptifs firent à haute voix la lecture et le commentaire de ce procès en présence de l'enfant, qui jouait avec ses poupées et semblait incapable de comprendre la conversation.

Quelques jours plus tard, Mme X... surprit la petite fille qui, dans le salon, se livrait sur la poupée à des démonstrations obscènes. Interrogée, l'enfant répondit sans s'émouvoir qu'elle faisait à sa poupée ce qu'on lui avait fait à elle-même ; et, la confidence allant son train, la petite déclara qu'étant en nourrice, elle jouait au petit mari avec son frère de lait, âgé de dix ans, puis, plus tard, avec son père nourricier, puis son grand-père, etc. Et le récit fut épicé de détails sur les douleurs ressenties par elle, l'innocente victime, etc. L'examen médical démontra l'inanité des accusations. La précoce perverse confessa qu'elle avait voulu faire "comme les dames qu'on avait mises dans le journal".

 

 

Rôle des parents

 

La perversion de l'instinct sexuel, réalisée ici grâce à cette circonstance extérieure, l'est généralement par les parents. Parfois ceux-ci cherchent à faire du chantage, comme cette femme qui frotta avec une brosse à cirage les organes génitaux de sa fille.

Chargé l'examiner la "blessée" dans un cas semblable, j'eus vite la notion que la situation sociale de "l'agresseur" élevait singulièrement le timbre des lamentations et des revendications. La plupart du temps, les questions et les bousculades inscrivent les circonstances de l'attentat dans le cerveau suggestible de la "victime".

Il en fut ainsi chez le pseudo-satyre de neuf ans, observé par Dupré et Garnier. Ses parents, qui ne l'aimaient pas, le battaient et le prenaient pour un vicieux recherché des hommes. Ils ne savaient pas passer un jour sans l'interroger sur les relations qu'il "devait avoir". Leur imagination, elle-même obscène, avait gangrené l'imagination déjà malade du gosse, à qui ils avaient imposé la déclaration au commissaire.

Quand il eut avoué la fausseté de ses accusations, il ajouta tout bas et d'un air craintif : "Il ne faudra pas dire à papa que j'ai dit que tout cela c'était des mensonges ; on m'a bien recommandé de dire tout ça au commissaire et au médecin." La famille espérait ainsi s'en débarrasser en le faisant admettre dans un asile ou une maison de correction.

 

La suggestion

 

La part de la suggestion dans les témoignages est considérable. La question posée pour confirmer une hypothèse qu'on a l'air, devant l'interrogé, de planter comme une réalité indiscutable entraîne automatiquement une réponse dans le sens désiré par l'interrogateur. Du plus volontaire au plus faible, du plus intelligent au débile, du coordonné mental à l'éparpillé qu'est tel émotif ou tel hystérique, du brutal à l'intimidé, s'établit un circuit de pensées qui dirige cette électricité spirituelle du pôle positif au pôle négatif. Pitou, devant sa gamelle, affirme : "J'y dirai au capiston que c'est dégueulasse". Le colonel arrive :

- Eh bien ! mon ami, la soupe est-elle bonne ?

- Oui ! mon col'nel... répond Pitou qui se raidit et ne tarde pas ensuite à se convaincre et à essayer de convaincre ses camarades qu'elle était vraiment excellente.

Que d'anxieux, qui craignent une maladie et ne savent s'ils en ont les symptômes, acquièrent cette certitude dans le cabinet même du médecin maladroit qui veut avoir l'air de deviner et leur dit : vous devez éprouver ceci... Dès que le malade, qui n'a que trop tendance à répondre par l'affirmative parce qu'il attend toujours ce qu'il craint, a soupiré le "oui", sa croyance se cristallise comme une solution saturée dans laquelle on laisse tomber une molécule de trop.

Chez les enfants, ce mécanisme est prépondérant. On leur suggère ce qu'on veut.

Ils n'ont d'ailleurs souvent besoin de personne. Ils trouvent en eux la tendance au mensonge, la vanité et la malice et les matériaux obscènes nécessaires à leur dangereux édifice.

 

Les petits prodiges du sexe

 

Freud a eu le grand mérite d'attirer notre attention sur cette précocité de la sexualité. Alors qu'ils marchent à peine, les enfants ont, dans ce domaine, les sens aiguisés d'un sauvage sur une piste. Quand on fait l'analyse des haines familiales, des jalousies du premier âge, on s'aperçoit que, dès quatre ans, ils ont l'intuition du sens de l'embonpoint de leur mère qui va leur donner un rival. L'instinct sexuel, autrement puissant que l'instinct musical, le dépasse de plusieurs encolures dans la course des précocités. Chaque année, le concours du Conservatoire nous révèle des "petits prodiges" de la musique. Ce sont des vieillards par rapport aux petits prodiges du sexe.

 

Conversations

 

Alfred Machard, dans Printemps sexuels, nous a dépeint cette curiosité des choses du sexe et de la maternité qui met en ébullition les cervelles des gosses des faubourgs. Les petites filles s'inquiètent de savoir si les enfants poussent dans le ventre de la mère ou du père. Les conversations de leurs groupes, où chacune raconte ce qu'elle imagine et ce qu'elle a entendu, sont fort suggestives.

 

- Moi, je sais, dit l'une ; c'est la sage-femme qui m'a apportée pour me mettre dans le ventre à maman !... c'est moman qui me l'a dit !... Elle m'avait commandée blonde !...

Plusieurs auditrices font chorus :

- C'est comme nous !... c'est comme nous !...

Mais l'"esprit fort" du groupe, qui n'est point satisfaite, de maugréer :

- Le père tout de même !... le père !... à quoi qu'i servirait ?...

-         A rien, dit alors quelqu'un...

 

 

Peu après, en classe, l'une d'elles découvre sur le dictionnaire le mot magique, le mot qui, déjà, soulève un coin pudique du voile, jusqu'alors hermétiquement clos, sur le mystère des nativités.

Ah ! la Garonne peut arroser Toulouse, se grossir de l'Ariège, et, plus enflée encore de son mariage avec la Dordogne, en devenir Gironde ! Qu'importe !

Une seule pensée habite ces jeunes cervelles, un seul problème les hante : l'enfant ! Durant la récréation, tant de croyances contradictoires furent alors exposées et opposées, que "l'inconnu", rendu plus obscur encore, les oppresse comme une angoisse.

Elles se font passer le mot d'ordre : voir à la page 8 du dictionnaire les mots "accouchée, accouchement, accoucher, accoucheur".

 

-         Tu vois, y a pas de toute !... c'est dans le ventre de la mère qu'il est ! si qu'y aurait le père, on le dirait !... Montre ça aux copines !...

 

 

Et bientôt, toute la classe, immobile et penchée, s'absorbe dans une méditation obstétricale.

Quel silence !

 

Mme Hémar est bien heureuse. Derrière elle, on doit travailler ferme ! L'époque du certificat d'études approche et ces demoiselles, conscientes de leur intérêt, s'y préparent avec une louable ardeur. Et puis l'hydrographie est une science passionnante ! Aussi, pour remercier ces laborieuses, Mme Hémar apporte un souci japonais à ne pas oublier le moindre méandre du cours sinueux de l'Aveyron.

Honorine soudain s'esclaffe :

 

- Alors, pffut !... le père !... Proum !

- Alors pourquoi qu'i se met sur la mère et qu'il remue ? rétorque la sagace Sylvie qui, la veille, a reçu les confidences du copain Bout de bibi...

 

On cherche toujours, on se fait passer des papiers, et voici celui de Joséphirie Spiridon :

 

"Moi, je sais : la sage-femme elle vient. Elle ouvre celui du père, ça doit lui faire mal. Elle prend le petit frère et le met dans celui de la mère, ça doit lui faire mal aussi. Il pousse. Et quand il pleure, on ouvre. Il a de beaux cheveux et de belles petites mains. Il est mignon comme tout. C'est gentils les bébés !"

 

Petit papier de Marguerite Piédamon :

"J'ai entendu ma mère dire à ma grande sœur :

"Si tu écoutes le fils Butard, tu verras, il te fera un enfant, et bien, ça, ça prouve que c'est les hommes qui font les enfants"...

 

Réponse à la susdite par Marie Galart :

"Le dictionnaire, il dit-il pas que c'est la mère, oui ou non ? Andouille !".

 

Petit papier de Gaétane Frizoille :

"Moi, ma mère m'a dit de ne pas écouter les hommes. Ils ont dans leur poche, même que ça se voit, du venin qu'ils vous mettent partout sur vous et après tu as le gros ventre."

 

Réponse à la susdite par Marie Galard :

"Si que ça serait du venin, on mourerait. Eh ben, comme les mères elles ne mourent pas, c'est que c'est pas vrai ! andouille !"

Je donne cette longue citation parce que tout ceci est exact et qu'est admirablement mis en évidence la façon dont certaines fillettes se préoccupent du sexe et dont elles s'instruisent.

 

Les préoccupations des garçons sont aussi vives et, dans le chapitre intitulé, "le train d'Amérique" du même livre, Machard nous apprend que, durant que ces demoiselles s'ingéniaient à percer les émouvants mystères de la conception, ces messieurs, eux, sont surtout occupés à se mettre d'accord sur l'apparence et l'objet ce certaine "petite différence" anatomique, qui, en dehors de toute volonté humaine, vous a désignés, dès la naissance, pour prendre vos ébats dans la cour de droite plutôt que dans la cour de gauche, ou dans la cour de gauche plutôt que dans la cour de droite.

Il y a là des pages charmantes qui nous indiquent la façon dont les gosses se documentent et arrivent à des précisions exactes. Ils comparent "ce qu'ils ont" et croient d'abord qu'aux filles "on leur z'y coupe ce qu'on a !" ; mais l'un d'eux les renseigne :

 

- Quand ma petite sœur elle est née, on l'a lavée dans la cuisine... alors j'ai regardé... alors j'ai vu... eh ben c'est fait d'avance !

 

La mémoire ancestrale

 

Le lit est préparé à leurs propres observations par la mémoire ancestrale, presque aussi sûre que l'instinct chez les animaux. Ils sont poussés vers la connaissance du sexe comme une fleur vers son éclosion. Ils absorbent et digèrent tout ce qui s'y rapporte. Ils ont l'air de jouer innocemment, ainsi que la petite fille de cinq ans dont j'ai, plus haut, conté l'histoire, et ils ne perdent en réalité aucune parole, aucun geste des parents. De quelle utilité leur deviennent à ce sujet les promiscuités inévitables des faubourgs ! Et c'est pourquoi on s'explique la cohérence de leurs systèmes calomnieux obscènes, cohérence d'une logique presque adulte quand des questions inquiètes ou tendancieuses ont armaturé leur imagination perverse.

 

Lawson Tait, médecin à Birmingham, sur soixante-dix cas d'accusations d'attentats sexuels sur des fillettes, n'en retint que six. Dans au moins vingt-six cas, c'était une invention absolue d'un bout à l'autre. L'âge moyen était douze ans. "Il n'y a pas un mot d'argot, remarque-t-il, qui auparavant eût atteint mes oreilles, qui ne fût employé par ces enfants dans les descriptions qu'elles donnèrent de ce qu'elles avaient subi ; et, en addition, elles introduisaient un vocabulaire tout à fait nouveau sur ce sujet. Les descriptions minutieuses et détaillées de l'acte sexuel données par des gosses de dix à douze ans feraient honneur à une page de X... On se demande où des enfants si jeunes ont obtenu leurs informations." On devine, dans ces conditions, si l'accusation de ces enfants perverses vise une personne en relations avec leur famille, combien les juges, les jurés et, hélas ! un expert mal au point et peu méfiant peuvent en être influencés. C'est ainsi que pour avoir été accusés de viol par une petite peste de treize ans, Eugénie Laroche, Jamet et Léger furent condamnés aux travaux forcés à perpétuité et durent accomplir plusieurs années de leur peine.

 

 

LA DENONCIATION CALOMNIEUSE

 

La jeune fille

 

On conçoit que les faux attentats sexuels doivent être plus fréquents à l'époque de la puberté et dans les années qui suivent, surtout chez les hystériques.

La désharmonie organique et psychique ouvre la porte aux maladies et aux névroses avec toutes leurs conséquences. La croissance rapide du squelette fixe dans les os des substances nutritives ; en particulier des phosphates, qui manqueront au reste du corps.

 

Erotisation du système nerveux

 

La poussée quasi explosive des organes génitaux, formés de glandes à sécrétion interne, vigoureuses et dominatrices, qui jettent directement leurs sucs dans le sang, produit une érotisation du système nerveux et de l'imagination.

On sait que les altérations du corps thyroïde retentissent d'une façon impressionnante sur notre morphologie et notre caractère. Est-il déficient comme dans certaines variétés de goitre ? le crétinisme promène alors son pouce de sculpteur ivre d'humour féroce sur une pauvre chair grotesque et jette la glu de la somnolence sur l'intelligence. Est-il excité ? Voici que pénètre au cœur même de notre plus profonde substance un subtil poison qui brûle nos nerfs, avive nos prunelles, chasse nos yeux de leurs orbites, fait trembler nos muscles comme par un grand froid, écorche une sensibilité à qui désormais toute émotion sera redoutable. Des toxines tuberculeuses recouvrent-elles de leur tunique de Nessus les minuscules capsules surrénales, le corps se vide de force, les couleurs s'éteignent comme le soleil quand le voilent les cendres d'un volcan, l'épiderme s'attriste et les muqueuses envahies de taches funèbres ont l'air de prendre d'avance le deuil de l'"addisonien" qui ne va pas tarder à mourir.

 

La chimie de notre personnalité morale

 

Testicules, ovaires, thyroïde, surrénales, entre ces grands seigneurs de l'"endocrinie", les relations sont incessantes et leur harmonie fait celle de notre organisme. Ils règlent indirectement l'activité d'une pléiade d'autres glandes analogues, mais plus modestes. Sorte de Société des Nations, le trouble de chacune d'elles retentit sur les autres, qui font effort pour rétablir la paix. L'action des glandes sexuelles conserve une importance primordiale. Le cerveau en est influencé de deux manières ; d'une part, certaines de ses cellules, dites cellules de la névroglie, paraissent avoir une fonction de sécrétion interne qui le sensibilise particulièrement à toutes les altérations des seigneurs susnommés ; d'autre part sa substance est bourrée de grains d'une graisse spéciale, dits lipoïdes, dont la propriété essentielle est de fixer les poisons, aussi bien ceux du tétanos que ceux du sperme ou du travail ovarien. Sa fille, l'imagination, en naît toute imprégnée.

 

L'amour a sa chimie

 

Sans bruit, la médecine, qui s'annexe petit à petit la psychologie, nous a montré l'existence de plusieurs types de caractères et d'imaginations qui s'adaptent chacun à son type glandulaire comme l'eau s'adapte à son contenant.

 

Les orages de la puberté

 

La puberté désaxe le corps et l'esprit. Elle a ses maladies physiques et mentales. Le travail du squelette le rend fragile et permet aux microbes de l'attaquer avec succès. La mise en réserve chez la jeune fille, en qui se prépare la mère, des matériaux dont l'enfant fera sa nourriture appauvrit le sang et cause la chlorose et l'anémie. L'appétit se déprave, des goûts bizarres apparaissent pour les choses acides, vinaigrées, grains de café, fruits verts, etc.

L'atmosphère mentale se couvre de nuages ; des bourrasques se lèvent ; des désirs sillonnent comme des éclairs une âme agitée par l'électricité sexuelle qui s'accumule. Les pédagogues sont d'accord pour dire que leur tâche est plus difficile quand leurs élèves ont de quatorze à seize ans. Les garçons sont secoués par des violences soudaines ; leur déséquilibre se manifeste dans l'action, tandis que les jeunes filles commettent surtout des "péchés de langue".

Devant l'éducateur et les parents, on se cabre. La discipline est lourde aux épaules que les impulsions parcourent comme des vagues. L'ironie crève l'écorce des tendances contenues encore par les forces éthiques extérieures. Le poids du cadre pousse à s'affirmer en détruisant ce qui gêne. On n'a encore rien appris ; on ne sait pas, mais on sent. Le vol des images se précipite. Les rêveries sont la mousse de l'ivresse de l'esprit. L'imagination plonge en elles comme les frelons dans le cœur des chardons de mes montagnes d'Ariège. On est péremptoire et cassant. On se moque des maîtres. On rédige des manifestes dont la violence est fonction de naïveté !

Je m'aperçois que je fais, sans le vouloir, le tableau d'une partie de notre jeune littérature. Mon ami Campagnou ne prétend-il pas, d'ailleurs, qu'elle n'est que la fleur d'une puberté prolongée ?

 

* * *

Le rôle du mâle en amour est d'attaquer

 

 

Les manèges de la jeune fille

 

Celui de la femme, d'aguicher. Aussi voit-on la jeune fille nubile faire des manières. Plus consciente qu'on ne croît de ses qualités attractives spéciales, elle retrouve en elle toutes les règles du jeu ancestral. Sa démarche devient caractéristique. Elle minaude. Tour à tour, elle taquine ou s'enveloppe de pudeur comme d'un écrin, qui augmente le besoin de caresser le bijou. En elle aussi l'électricité sourdement s'amasse et l'étincelle ne demande qu'à jaillir au contact de l'électrode masculine. Tout l'effort de la famille et de la société se porte à obliger cette étincelle à ne jaillir que dans le circuit du mariage.

 

La fureur utérine

 

Mais le potentiel monte toujours, faisant chaque mois, une brusque ascension dont oscille l'appareil. Marro raconte, dans son livre sur la Puberté, une épidémie singulière qui sévit sur certaines jeunes filles tartares. En proie, mensuellement, à des crises de fureur utérine, elles gesticulaient de façon obscène et lançaient leurs invites aux étoiles en cris forcenés. Ainsi fait ma chatte, Mitsou. J'ai vu à deux reprises des femmes hystériques jeter leur plainte violente, poussant des clameurs gutturales qui apeuraient la maison, traduisant leur désespoir de voir leur échapper l'étreinte de l'homme qu'elles désiraient. Des idées de meurtre peuvent éclater avec une force irrésistible, des idées de vengeance. Le mensonge et l'accusation calomnieuse se préparent. D'autres fois, c'est le besoin de détruire. Dans les scènes de colère sans motif, la vierge dont la rancune est encore plus vive que celles des vierges bibliques déchire son linge, piétine les objets qui lui sont chers. Chasteté perverse.

Comme l'Hedwige du Canard Sauvage, la chaste pubère allume aussi des incendies. Motet et Régis ont établi que lorsque, à la campagne, des incendies se répètent à des intervalles rapprochés, on doit porter ses soupçons sur quelque adolescent faible d'esprit, chez qui la puberté ajoute son action à celle de la dégénérescence.

 

La tendresse - Ses erreurs - L'inversion

 

Heureusement que le potentiel s'écoule par d'autres voies, en particulier par celle de la tendresse.

Cette tendresse ne peut souvent s'exercer que sur des personnes du même sexe. Une des plus curieuses manifestations de la chasteté obligatoire à cette époque est l'inversion, l'uranisme de l'adolescence. La "sexualité", qui déborde le "génital", non encore polarisée par l'acte de l'amour physique, se porte sur les camarades.

Dans l'étude du problème physio-psychologique de l'inversion, les méfaits de l'éducation isolée des garçons et des filles ont été soulignés. Si la plupart des médecins admettent l'innéité du "complexe uranien", ils ne sauraient nier l'importance des habitudes contractées à l'âge où, dans un organisme en voie de formation, encore incertain, tout acte répété d'amour risque de dévier le sens de la nature. L'embryologie nous a appris que nous sommes primitivement bisexués. Certains sujets le demeurent toute leur vie : ce sont les hermaphrodites. Chez l'homme adulte, la partie primitivement femelle de notre système embryonnaire bivalent s'est complètement atrophiée, mais on retrouve cependant, autour de son testicule, des formations, comme l'hydatide sessile, l'organe de Giraldès, etc. qui sont les homologues de telle ou telle partie des organes génitaux féminins. De même, chez la femme, certains débris embryonnaires annexés à son appareil sexuel, comme le corps de Rosenmüller, le parovarium, l'hydatide pédiculée de Morgagni, sont des rescapés masculins.

Psychologiquement, il est facile de retrouver, dans tout individu, au moins des vestiges du caractère de l'autre sexe. En amour, le masochisme voisine, chez le même sujet, avec le sadisme. Le bel adolescent, avec son charme ambigu, a été chanté par les plus grands artistes et les plus hautes philosophies. Il continue à l'être. Un peu trop, depuis Proust et Gide. Il existe, à côté des propagandistes éhontés de la sodomie, des chevaliers sans honte de l’œillet vert, que Porché a stigmatisés dans un livre récent, des théoriciens, en qui se retrouvent les idées de Socrate, Platon, Gobineau, Nietzsche, etc., comme Péladan, Spiess et Estève qui construisent avec un talent réel toute une "androgynosophie", ce qu'on peut appeler une "néo-helténérastie".

Mon intention n'est pas de reprendre et de poursuivre l'étude de l'inversion sexuelle. Ne m'intéresse ici que ce qui touche à la chasteté perverse. J'en ai dit suffisamment pour que l'on comprenne combien facilement ces "androgynes" qui sont, tant qu'ils n'ont pas eu des relations amoureuses avec des individus du sexe opposé, encore "incertains", tout chargés d'une sexualité irradiante, peuvent se pervertir par la faute de l'éducateur. Ce n'est pas sans raison que quelques médecins ont insisté sur les vertus, à ce point de vue particulier, de l'école mixte.

Le danger des lycées et des collèges et des attractions homosexuelles est peut-être cependant moins grand que ne paraissent le croire les spécialistes de l'étude de l'inversion sexuelle. Les statistiques risquent ici d'être faussées par la déformation des observateurs. Pour les phtisiologues, nous sommes tous tuberculeux, pour les syphiligraphes, nous avons tous la vérole dans le sang, pour les aliénistes, nos méninges hébergent toujours l'araignée symbolique.

Dans le tome deuxième de A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Proust remarque avec humour : "un myope dit d'un autre : "mais il peut à peine ouvrir les yeux" ; un poitrinaire a des doutes sur l'intégrité pulmonaire du plus solide ; un malpropre ne parle que des bains que les autres ne prennent pas ; un malodorant prétend qu'on sent mauvais ; un mari trompé voit partout des maris trompés ; une femme légère des femmes légères ; le snob des snobs. Et puis, chaque vice, comme chaque profession exige et développe un savoir spécial qu'on n'est pas fâché d'étaler. L'inverti dépiste les invertis, le couturier invité dans le monde n'a pas encore causé avec vous qu'il a déjà apprécié l'étoffe de votre vêtement et que ses doigts brûlent d'en palper les qualités, et si après quelques instants de conversation vous demandiez sa vraie opinion sur vous à un odontologiste (sic), il vous dirait le nombre de vos mauvaises dents. Rien ne lui apparaît plus important et à vous qui avez remarqué les siennes, plus ridicule".

 

Exagération de certaines statistiques

 

On ne cherche trop souvent que ce qu'on a trouvé ; et c'est là la grande misère des statistiques.

En réalité, dès que l'épanouissement du sexe est terminé, l'instinct entre dans sa voie. Je veux bien croire, par politesse, les dénombreurs de pédérastes qui nous affirment qu'il existe plus de deux cent mille invertis à Paris, mais ma politesse ne risque pas de durer longtemps si mon ami Campagnou est à mes côtés. J'assistais, en novembre dernier, à un de ces curieux banquets du Club du Faubourg, où le docteur Pierre Vachet présidait la discussion sur la "pédérastie littéraire", et lorsqu'un médecin, par ailleurs éminent, nous dit :

- j'interroge souvent, grâce à mes fonctions officielles, des invertis. Deux d'entre eux, très intelligents, m'affirmèrent en effet qu'ils étaient plus de deux cent mille...

 

Campagnou me poussa du coude :

- Ce qui m'étonne, me souffla-t-il, c'est qu'ils n'aient pas annexé toute la population de Paris...

 

Ce que je sais, pour connaître, aidé par ma spécialité, les mœurs de la ville que j'habite, ayant des renseignements d'autre part assez exceptionnels, puisque je soignais les plus notoires de nos "oeillets verts", interrogeant mes nombreux amis les médecins de campagne, pénétrant, avec Campagnou lui-même, dans toutes les vallées d'un de nos départements pyrénéens, c'est que l'inversion, rare à Toulouse, est à peu près inconnue dans le villages. Je ne parle pas au nom de la morale. Certes si Asmodée, comme au XVIIIème siècle, pouvait donner à un nouveau Cléofas le don de voir à travers les toits et les murs des maisons, ce dernier constaterait des choses fort drôles et peu édifiantes, s'étonnerait de voir des soi-disant libertins plongés dans les plus austères labeurs, ou bien des puritains s'acoquiner dans leurs intérieurs, mais rares seraient, j'en suis certain, les couples homosexuels.

 

La logique de l'instinct

 

Sitôt libérés de l'internat, les adolescents des deux sexes, comme le grand paon, attiré du fond de l'horizon par l'odeur de la femelle, marchent vers leur destin biologique normal.

Celui que Freud, trop sévère, traitait de "pervers polymorphe" se prépare à la comédie et au drame de la possession amoureuse. Il perd vite le souvenir des premières caresses et tendresses équivoques. J'en ai eu un pittoresque exemple pendant la guerre.

Cantonné dans un village très près des premières lignes, bombardé quelquefois, la superbe jeune fille des gens qui me logeaient me demanda, un soir de l'année 19.. de lui rendre un service qu'elle s'enhardissait à réclamer pour la première fois depuis 1914. J'avais sa confiance. D'éducation rigide, très croyante et pratiquante, faisant le catéchisme aux petites filles, tenant l'orgue de l'église, elle avait été élevée loin du contact des garçons. Toute sa tendresse et son ignorante et chaude sensualité s'étaient portées sur une de ses amies qui venait souvent partager sa couche. Ici, nulle surveillance. Elles se voyaient chaque jour. Malgré cela, elles s'écrivaient des lettres ardentes dont la rédaction, dans le mystère nocturne de leur chambre, chatouillait singulièrement leurs nerfs. Toute cette correspondance précieusement conservée, elles l'avaient à la déclaration de guerre, placée dans une mallette et enfouie dans un coin de la cave du couvent. Mission m'était donnée de la déterrer et de la détruire. La jeune fille désormais épanouie, grisée des hommages des aristocrates du risque, les nerfs émus par les dangers quotidiens, fiancée, n'avait qu'une inquiétude : qu'on découvrit les lettres. Sans valeur désormais à ses yeux, elle ne tenait pas à en conserver une seule, comme souvenir d'un état d'âme qui fut ardent et qu'elle ne jugeait plus que ridicule. Aujourd'hui, la puberté et les "perversions" de sa chasteté envolées, elle allait calme, saine et voluptueuse, dans la bonne voie de sa nature. Intelligente et fine, comprenant l'intérêt d'ami psychologue que je prenais à la chose, non seulement elle m'autorisa, mais elle me pria de faire la lecture des feuillets que les brûlantes déclarations condamnaient à un incendie, non symbolique cette fois.

Mon ordonnance, camarade d'un dévouement admirable, qui, malgré son âge avait préféré me suivre dans un régiment d'infanterie quand j'avais quitté l'artillerie, plutôt que de rentrer à l'intérieur, - ce qu'il pouvait faire - vint donc une nuit, en grand secret, piocher le sol sur lequel je dirigeais le faisceau de ma lampe électrique de poche. Pourvu que ce trésor ne m'ait pas été ravi ! Ma passion d'anatomiste des idées et des sentiments fut portée alors à un degré d'intensité que je n'aurais jamais soupçonné. La mallette était intacte. Te souviens-tu Castaing, de cette aventure ?

Pendant trois nuits, accroupi auprès d'un beau poêle de faïence revêtu à mes yeux de la dignité d'un autel sur lequel allaient une à une exhaler leur âme les prières amoureuses, je m'éreintai les yeux à lire. Les avions boches pouvaient vrombir au-dessus du village... Je participais au culte de Sainte Androgynosophie... J'ai tout brûlé. Quel mérite fut le mien ! Il m'en sera certainement tenu compte plus tard...

J'eus autrement de regret que la jeune fille. Ces flots de sensualité étaient traversés, en outre, de quelques accents de lyrisme dont la splendeur me paraissait devoir être conservée.

Le contact de l'homme redresse facilement le cours de ces flots.

 

L'incertaine se fixe

 

L'"incertaine" ne demande qu'à fixer ses ardeurs dans le sens indiqué par l'évolution normale de son organisme. Elle se prend d'amour pour celui qui l'approche et qu'elle admire.

Finalement atteinte de fétichisme, elle conserve avec un sentiment religieux des objets qui ont appartenu à ce dernier. Je sais un de mes amis dont le képi qu'il porta la première année de guerre fut accroché longtemps à la muraille de la chambre d'une charmante sud-américaine de quatorze ans ; telle autre jeune fille conserva - peut-être l'a-t-elle encore - une savonnette qui représentait un joueur de rugby et qu'il s'était amusé à lui offrir un jour ; enfin, ayant été plusieurs fois portraituré dans les journaux, il lui arriva souvent de voir son portrait découpé posé dans un joli petit cadre sur le piano ou la cheminée. Il ne s'en croyait pas davantage pour cela. Curieux des questions de psychologie, il savait qu'il n'était dans ces sentiments amoureux puérils que comme, la nuit, un coin de paysage dans le faisceau lumineux d'un phare d'automobile. La voiture porte sa lumière en elle, et les choses éclairées par son passage retombent aussitôt dans les ténèbres.

 

Les rêves de l'adolescent

 

La sensualité de l'adolescent se libère aussi grâce aux rêves. Qui de nous, au lycée, n'a imaginé des voluptés orientales ? Je fréquentais, à Tarbes, dans mes escapades du jeudi et du dimanche, les mêmes horizons. Nous partions ivres de lumière et de vie sur la route de Lourdes, vers la côte de Jullian où nous attiraient des noyers généreux ; à droite, dans un bas-fond, la rivière nous offrait une partie élargie de son lit où nous pouvions barboter à notre aise. Ma puberté athlétique de garçon chaste m'inspirait des rêveries dont la perversité m'enchantait. Je me supposais possesseur au sommet de la côte, au point précis d'où me grisait l'élan infini de l'horizon, d'une cabane garnie de somptueux coussins et tapis, et là je me voyais enfermé de longues semaines avec des femmes plantureuses qui m'apprenaient les gestes de l'amour. La belle Armide avait mes préférences et je lui dus de lire un nombre imposant de fois la Jérusalem délivrée. Dans l'attention simulée des classes, surtout l'été, notre esprit pouvait être en réalité comparé, comme on l'a fait, à ces villas romaines dont les volets demeurent fermés au soleil brûlant, mais dans le demi-jour intérieur desquelles ce ne sont que fêtes et banquets.

Les rêves de la nuit, moins colorés, moins lyriques, sont en revanche plus agressifs et se traduisent chez le garçon par des pollutions, chez la jeune fille par des attaques amoureuses auxquelles elle croit succomber.

Elle réalise ainsi son désir profond, dirait un psychanalyste.

 

La passivité de la femme n'est qu'apparente

 

Quoi qu'il en soit, il faut déclarer ici sans ambages que si la sphère sexuelle est chez elle plus grande et plus diffuse, sa passivité n'est qu'apparente. Havelock Ellis a parfaitement démontré la chose. Il n'est guère de femme qui n'invoque la forme pour expliquer sa première chute. Naïf qui s'y laisse prendre.

Cervantes raconte à ce sujet une amusante histoire.

Un juge, lorsqu'une jeune fille venait se plaindre à lui d'avoir été violée, condamnait le garçon, soit à se marier avec la plaignante, soit à lui payer une forte somme ; puis il conseillait aussitôt au condamné de suivre sa prétendue victime et de lui enlever l'argent qu'elle venait de recevoir ; la gaillarde se défendait alors si bien que le galant restait quinaud ; ce que voyant, le juge rappelait les deux sujets et obligeait la donzelle à rendre l'argent, en lui disant que si elle avait défendu sa vertu avec la même énergie, elle l'eût encore plus facilement conservée. Quand un homme plaît à une femme - de son monde - s'il est intelligent et décidé et si l'affaire lui convient, il a toutes les chances d'arriver à ses fins. A lui de ne pas les gâcher. Les "Oh!", les "pour qui me prenez-vous ?", les "soyez sérieux voyons !" et autres exclamations dont le vocabulaire est à peu près le même dans toutes les langues, font partie du rite de la chose. La fuite de la femme ressemble à celle de la biche qui part comme une dératée, afin de conserver sa... dignité, mais a soin de tourner en rond. Plus elle court, plus ainsi le cerf est sûr de triompher vite.

Et la femme ne s'en tient pas à cette... bienveillante défense. On a dit que l'homme séducteur a presque toujours été séduit dans son enfance. Avant dix-huit ans, en effet, c'est lui qui a été attaqué. Les médecins ont montré le rôle néfaste des bonnes d'enfants. Beaucoup trop font aux petits garçons confiés à leur garde ce que les gouvernantes de Gargantua, qui en riaient à gorge déployée, s'amusaient à faire à son "aiguillette". Havelock Ellis raconte qu'en France, de 1874 à 1884, cent quatre-vingt-une femmes, la plupart entre vingt et trente ans, furent condamnées pour des tentatives sexuelles sur des enfants au-dessous de quinze ans. Dans les asiles, le nombre est grand des aliénées qui font aux visiteurs hommes les déclarations les plus obscènes. La réciproque n'existe pas.

On comprend donc parfaitement que les rêves de la jeune fille soient aussi sexuellement actifs que ceux des garçons. L'acte d'amour y tient une grande place. Il s'y accompagne volontiers de violences et de douleur, car la douleur est intimement unie à la volupté féminine.

 

Elle croit plus que l'homme à la réalité de ses rêves

 

D'autre part, la femme a une propension beaucoup plus marquée que l'homme à croire à la réalité de ses rêves. Les travaux des psychologues et des médecins modernes, surtout ceux de Freud, dont on peut ne pas accepter les conclusions, ont rattaché les songes à nos tendances profondes. Qu'ils soient ou non les fleurs épanouies du désir dont la racine plonge dans la nappe obscure de notre affectivité, ils sont considérés aujourd'hui comme des manifestations non négligeables de notre personnalité. De la "conduction mentale" volontaire, à la "songerie" dirigée, à la "rêverie" acceptée et surveillée, à la "rêvasserie" subie, et au "rêve" nocturne, les plus fines transitions existent.

Chez l'enfant et la femme l'automatisme psychique, ce qu'on appelle "la pensée autiste", prédomine. Au gré des sensations, les images s'élèvent et se développent, ondulent et s'effilochent comme la fumée bleue de nos cigarettes. Ces organismes psychiques à prédominance sensorielle les acceptent avec une certaine passivité. La "correction mentale" se fait mal.

Lorsqu'un cauchemar nous a ébranlés, nous avons parfois de la peine, au réveil, à nous adapter au décor. Ce que j'ai appelé l'immédiatisme joue mal. L'angoisse persiste. Le sabot de la jument des nuits continue à peser sur notre poitrine et nous vivons encore le drame dont l'intensité a pourtant interrompu notre sommeil. Les esprits les plus distingués peuvent voir cet illusionnisme se prolonger de façon anormale. Baillarger rêva un jour qu'un de ses amis était nommé directeur d'un grand journal. Le rêve s'imposa comme une sensation vraie, la correction se fit lentement et, jusqu'au lendemain, Baillarger annonça cette bonne nouvelle à ses connaissances.

Dans certains états pathologiques, nos sens ont perdu leur vigilance, et les phantasmes de la nuit dirigent l'activité diurne. Il en est ainsi chez l'alcoolique dont la clarté du soleil n'atteint plus l'intelligence, et qui s'agite dans un incessant "délire de rêve".

Louis vendait, le soir, les "j'naux de Paris" à Toulouse. Il traversait en courant les cafés. Sous sa belle casquette, sa figure s'arrondissait et bourgeonnait. Brave garçon dont le gosier séché par les cris professionnels réclamait d'être sans cesse humecté. Il le fut si bien, que cette humidité imbiba le cerveau. Une nuit, Louis se leva ; des ennemis le menaçaient dans la chambre, accompagnés de bêtes épouvantables. Ah ! il se défendit si bien et ses cordes vocales, avec brio, une dernière fois, réveillèrent les voisins. Au petit jour, on le trouva, en chemise, le crâne fracassé, dans la cour. Les génies redoutables qui font dans l'ombre la chasse à l'ivrogne l'avaient eu.

 

Le délire de rêve

 

Dans toutes les infections, dans la plupart des intoxications, la persistance des visions nocturnes crée un véritable délire que Régis nomma "délire onirique" et qu'il considère comme un état somnambulique. Né dans le sommeil, il est constitué par des associations fortuites d'idées, d'images, de souvenirs de toute sorte, par des scènes de la vie familiale ou professionnelle, par des tableaux le plus souvent pénibles, par des combinaisons d'événements étranges, impossibles, éminemment mobiles et changeants ou doués au contraire d'une certaine fixité, qui s'imposent plus ou moins complètement à la conviction.

Au degré le plus faible, ce délire est exclusivement nocturne et momentané ; il cesse au réveil et ne reparaît que le soir, soit dès le crépuscule, soit seulement plus tard, avec le vague assoupissement. A un degré plus marqué il cesse encore au réveil, mais incomplètement et se reproduit dans la journée dès que le malade a les yeux fermés et somnole. Enfin, à son degré le plus élevé, le délire ne cesse pas au matin et il se continue le jour tel quel, comme un véritable rêve prolongé.

Le psychiatre bordelais qui fut le maître le plus éminent de la pathologie mentale française, à laquelle il sut conserver son génie de mesure et de clairvoyance clinique, et que ses élèves eux-mêmes, attirés  vers les nouveautés clinquantes, paraissent avoir oublié, en établit toutes les caractéristiques dans une séance mémorable de l'Académie de médecine, le 7 mai 1901.

Plus tard, il décrivit sous le nom de phase de réveil du délire onirique ces cas où ce délire survit à l'infection causale, où les sujets demeurent plusieurs jours, sinon davantage, comme suspendus entre leur fiction délirante et la réalité.

Ce n'est que peu à peu, avec peine, qu'ils arrivent à reconnaître et à confesser l'inexistence des événements hallucinatoires qu'ils viennent de vivre, et ils ne se rendent à l'évidence qu'après des hésitations, des doutes, des interrogations et des enquêtes, tant est profonde l'empreinte laissée par ces scènes oniriques dans leur émotivité.

Non seulement, quand cette forme de la confusion mentale se prolonge, on voit des malades se désoler d'avoir confié à quelqu'un une fortune imaginaire ou porter le deuil d'une personne qu'ils croient avoir perdue, mais on constate le développement de véritables délires dont le point de départ a été uniquement la vie morbide du songe et qu'on appelle des délires systématisés post confusionnels ou post-oniriques.

 

Incubes et succubes

 

Et c'est ainsi que sont nées les croyances aux incubes et aux succubes. Pour les anciens Babyloniens, le jeune garçon qui avait eu des pollutions nocturnes avait été la victime de la "fille de nuit". L'incube viole les femmes en sommeil. Le succube est un démon féminin qui s'attaque à la chasteté des adolescents. C'est le Lilu assyrien apparenté à la Lilith hébraïque. Jéhovah, qui avait doué l'homme d'un organe impérieux sans lui donner les moyens de le satisfaire, fit cette dernière en hâte avec les déchets de glaise qui avaient servi à modeler l'homme, mais il mit tellement de terre pour arrondir, pétrir, durcir les mamelles et les hanches, qu'au moment d'achever la tête, il se trouva à court. Alors il puise dans le ventre, où se creusa un trou profond, et avec cette poignée d'argile donne à la femme le cerveau qui lui manquait (Remy de Gourmont, Lilith). Ainsi naquit avant Eve, Lilith, l'épouse de Satan. De son ventre diabolique se précipiteront les luxures qui, sous des noms divers de démons, viendront la nuit assaillir les fils inquiets d'Adam et Eve. Le nombre fut immense des jeune filles qui moururent sur le bûcher pour avoir avoué leurs relations infernales nocturnes avec Satan !

Toute la littérature diabolique montre la facilité avec laquelle les victimes de l'Inquisition allaient au devant de l'aveu. Les adolescents en particulier réalisaient avec une étrange fidélité les accusations nées dans le cerveau des prêtres forcenés. Les adultes aussi. Le prêtre Louis Gaufredi, accusé par deux religieuses hystériques, "avoue" et est brûlé en 1611. Quantité d'autres.

 

Illusion et mensonge

 

Les psychiatres ont publié dans les temps modernes d'impressionnantes observations d'auto-accusations où le mensonge, la vanité, la malice se combinent à l'autosuggestion. Motet présenta à la Société de médecine légale, le 9 décembre 1895, le cas d'un jeune littérateur de vingt-deux ans, admirateur passionné de Baudelaire, qui se dénonça comme ayant empoisonné sa sœur à l'aide de l'oxyde de carbone. Il possédait une notion... trop aiguë de la publicité. Un autre, de dix-neuf ans, déclare avoir violé une sépulture et accuse son oncle d'incendie.

Ici, c'est la vanité et le désir de gloriole.

Voici le mélange de simulation et de conviction hystérique. Kiernan, en 1897, relata l'histoire curieuse d'une instance de divorce commencée par le mari qui avait trouvé dans le journal intime de sa femme les détails d'un adultère. L'enquête démontra l'innocence et la mythomanie de l'épouse.

Une écolière atteinte de chorée accuse sous serment son directeur de l'avoir violée à plusieurs reprises. Elle l'avait rêvé (Hersman).

Dans les asiles, les femmes accueillent souvent l'interne ou le chef de service en l'insultant, lui rappelant les atrocités qu'il est venu leur faire subir la nuit. Les rêves des hystériques sont douloureux et les assauts sexuels y sont volontiers sadiques.

 

* * *

 

Nous retrouvons toujours le même mélange où, derrière la chasteté, la névrose fait tour à tour défiler le mensonge et le rêve, la volonté de tromper et inconscience, l'illusion complète et la perversité.

Il n'est pas sûr que l'héroïne du plus fameux des faux attentats sexuels, Mlle de Morell, qui fit condamner, en 1835, à dix ans de réclusion le lieutenant de la Roncière pour un soi-disant viol dont elle avait simulé toute la mise en scène, ait été complètement consciente de ses mensonges. En tout cas, le malheureux officier fut accablé, et par la véhémence théâtrale de sa pseudo-victime, et par l'éloquence de Berryer. Il dut subir la peine entière et ne fut réhabilité qu'en 1849. On est aussi stupéfait, quand on lit les détails de cette affaire, de l'ignorances des juges et de l'imbécillité de l'opinion, que pour les affaires Fualdès et des "Cardinaux". Aucune étude sérieuse du caractère de la jeune fille, pas davantage de celui de l'accusé. On accepte les pires invraisemblances et personne ne tique devant les lettres inouïes, signées de la Roncière, écrites par la jeune hystérique.

On veut croire qu'une erreur aussi sinistre est désormais impossible. Et cependant, à considérer la tendance trop professionnelle de certains juges d'instruction, à voir dans tout inculpé un coupable, on se convainc qu'on ne saurait trop les éclairer pour leur montrer la fréquence de ces cas. Au moment même où j'écris ce chapitre, un médecin d'Oloron, accusé par une jeune fille de vingt-trois d'avoir abusé d'elle, est aussitôt mis en prison. Ce n'est pourtant pas un nomade. Il a pignon sur rue. On peut l'interroger à son aise. Quand on connaît la fréquence des faux-attentats de ce genre, on s'étonne de cette promptitude dans la répression. Sans doute le juge du Béarn n'a-t-il pas lu l'histoire tirée de don Quichotte, et que j'ai rappelée plus haut.

 

Les experts secourables

 

C'est à l'honneur de l'expertise mentale d'avoir évité des forfaits judiciaires en dépistant, derrière les redoutables mises en scène, l'hystérie de certaines accusatrices.

Le docteur d'Orbec raconte qu'une fille hystérique, se disant victime des plus odieux attentas, s'introduisait dans le vagin et dans l'anus des morceaux de fer et d'autres corps étrangers, pour faire croire à des violences dont elle accusait deux frères. Ils furent traduits successivement devant trois juridictions, par suite de la difficulté même de prouver la simulation, et ils ne durent leur salut qu'aux lumières et à la fermeté du docteur Merlan de Napoléon-Vendée.

E. Dupré a vu, à l'infirmerie spéciale du Dépôt, un cas analogue dont P. Garnier a communiqué l'histoire à l'Académie de médecine, en 1903. Il s'agit d'une jeune paysanne de vingt-deux ans, débile, hystérique, que l'on trouva un matin à demi-évanouie, dans son lit, saignant au cou d'une plaie transversale superficielle et longue de quatre centimètres, ligotée au cou et aux pieds, fenêtre ouverte, carreaux brisés, chambre en désordre, etc. Après avoir raconté la scène de viol, commis par un individu entré la nuit, par effraction, la jeune fille indiqua, comme coupable, un jeune homme de la localité, qui avait provoqué chez elle, en dédaignant ses avances un assez vif dépit amoureux.

Au bout de quelques jours d'isolement et d'examen, le docteur P. Garnier obtint de la prétendue victime l'aveu implicite de sa supercherie, et, à propos de cette malade, l'éminent maître ajouta, en une conclusion du plus haut intérêt psychologique et médical, que Louise G... restait indifférente devant l'énormité de son mensonge ; celui-ci avait l'air de s'annexer au moi conscient, à la manière d'un rêve, d'un phénomène mental si vague et si lointain qu'il en devenait presque impersonnel.

J'ai noté plus haut que la femme croit facilement à l'objectivité de ses rêves. D'autre part, l'hystérie s'accompagne toujours d'une part d'inconscience. Ceci peut excuser un peu Mlle de Morel et ses semblables.

 

Lagriffe a rapporté, dans les Annales médico-psychologiques de mars 1913, une observation longuement détaillée d'attentat simulé par une jeune fille vierge de seize ans, à propos de laquelle il fait le départ entre la personne vicieuse, mue par le désir maladif de se rendre intéressante, et la névropathe, sincère dans sa tromperie, victime de son imagination et abusée, comme le disait Legrand du Saulle, par une sorte de mirage. Voici le cas :

 

Le 29 juillet 1911, à 10 heures du matin, Mlle Y..., servante d'un boucher d'Auxerre, venant faire une livraison chez les époux B..., remarqua que la porte de l'appartement, situé au premier étage, était entrouverte ; elle appela la bonne et, ses appels étant restés sans réponse, elle entra, traversa la cuisine et pénétra dans la chambre à coucher y attenant. Là, elle trouva Mlle M... étendue sur le plancher, les pieds attachés aux barreaux du lit de fer, les mains ramenés derrière le dos, une serviette sur la bouche. Effrayée, elle tenta d'enlever la serviette et, n'y parvenant pas, voyant que la jeune bonne paraissait inanimée, elle quitta l'appartement et descendit chercher du secours. Mlle N..., une voisine, se rendit à l'appel, détacha les pieds qui étaient liés séparément, souleva la serviette et constata qu'elle empêchait seulement la respiration buccale, qu'elle était assez serrée et que ses deux chefs, ramenés en avant, étaient réunis sous le menton par un nœud simple. Elle raconta plus tard que le visage était bleu, que les lèvres étaient tuméfiées. Soulevant ensuite Mlle M..., elle constata que les mains étaient attachées derrière le dos, le dos d'une main reposant sur la paume de l'autre ; elle coupa la corde et mit la victime sur le lit pour lui donner des soins : elle remarqua alors qu'elle respirait difficilement et qu'elle avait les yeux tournés. Demandant des précisions au témoin, on apprend que la respiration était bruyante, qu'après avoir été étendue sur le lit, Mlle M... poussa un gros soupir et qu'interrogée, elle répondit : "Lui, un homme !", un homme qu'elle déclara ne pas connaître, et qu'aussitôt après avoir répondu, elle se rendormit pour revenir bientôt à elle. Le témoin précisa aussi que les jupes de Mlle M... étaient relevées, mais probablement par suite de leur chute, les pieds reposant sur la barre horizontale du lit ; la petite fille des maîtres de Mlle M... pleurant doucement, cherchait à relever les bas de sa bonne qui étaient tombés.

Revenue complètement à elle, Mlle M... fit un assez long récit dans lequel en particulier elle raconta qu'au moment où elle allait commencer à nettoyer la chambre, elle entendit ouvrir la porte de la cuisine ; elle s'avança dans cette pièce et se trouva en présence d'un homme de taille moyenne, avec une forte moustache et une barbe de plusieurs jours, des yeux noirs et brillants, âgé d'environ quarante ans, qui la suivit, la saisit à la gorge ou aux épaules. Sur quoi elle sentit la respiration lui manquer et elle perdit connaissance, jusqu'au moment où elle se réveilla sur le lit, entourée par des voisines.

Deux témoins déclarèrent avoir rencontré le matin dans le voisinage, un voyageur dont le signalement répondait à celui de l'homme décrit par Mlle M...  Cet individu, qui d'ailleurs ne se cachait pas, était en effet passé dans la rue vers l'heure du drame ; il fut facilement rejoint ; arrêté, il nia énergiquement, ne fut pas reconnu par Mlle M... et fut aussitôt remis en liberté.

 

Six heures après l'attentat, le docteur Lagriffe ne constata aucune autre trace de violences qu'un très léger sillon rouge circulaire au niveau du poignet gauche. Les organes génitaux étaient parfaitement intacts et l'hymen persistait. L'examen en était à peine commencé qu'un léger écoulement sanguinolent se produisait, qu'il fallait rapporter au début de la période menstruelle. Et de ce premier examen, l'expert pouvait conclure qu'il n'existait pas de traces de violences directes sur Mlle M... et que cette jeune fille n'avait été ni déflorée, ni victime d'une tentative de viol.

 

L'enquête révéla l'impossibilité matérielle de l'attentat.

 

Mlle M... était une névropathe. Lorsque, pour explorer la sensibilité générale, le médecin pratiqua l'occlusion des yeux, son exploration terminée, il put constater que la jeune fille avait perdu connaissance ; elle ne présentait ni pâleur de la face, ni ralentissement du pouls ; les yeux étaient révulsés en haut, la résolution musculaire était complète, la sensibilité générale abolie. Il y avait là tous les éléments permettant de reconnaître l'attaque de sommeil hystérique dans sa forme narcoleptique. Le réveil fut facilement obtenu par simple insufflation sur la face ; Mlle M... ne put réprimer un léger étonnement et déclara d'ailleurs n'avoir pas dormi.

L'expert recueillit chez elle une série de troubles sensitifs qui mettaient encore mieux en évidence la névrose hystérique. Elle avait en outre tous les stigmates mentaux, en particulier ce qu'on appelle "le rétrécissement du champ de la conscience". "Ce rétrécissement, écrit Lagriffe, fait que, suivant le cas, un nombre plus ou moins considérable de sensations qui, normalement, devraient aboutir au domaine du conscient pour être rectifiées, expliquées ou coordonnées restent dans le domaine du subconscient et donnent lieu ou peuvent donner lieu à des réactions anormales, inutiles ou nocives, parce que non contrôlées." Comme les hystériques, Mlle M... est menteuse, elle montre une prédilection particulière pour les romans d'aventure, et, malgré une instruction rudimentaire, elle lit énormément. Surtout elle est menteuse ; elle achetait souvent du tabac à priser, disant que c'était pour sa maîtresse, alors que l'instruction a montré que c'était pour elle-même. Après l'attentat dont elle se plaint, elle n'a montré aucune frayeur, a préféré coucher dans sa chambre, isolée dans un grenier, plutôt que de coucher, comme on le lui offrait, dans une pièce voisine de la chambre de ses maîtres. Au moment où, peu après l'attentat, elle a été remerciée, on a trouvé, épinglés à sa chemise, un certain nombre de mouchoirs volés.

 

Ayant constaté que Mlle M... est hypnotisable avec une facilité singulière, voici la genèse hypothétique que donne Lagriffe de l'incident dont toute une maison fut bouleversée.

"Il y a dans cette affaire, dit-il, deux éléments à dissocier : l'individu accusé et l'attentat. L'individu, non pas comme coupable, existe certainement ; son image n'a pas été créée de toutes pièces par Mlle M... ; elle l'a assurément rencontré le jour même, la veille ou les jours précédents ; elle ne prétend bien ne l'avoir jamais vu avant le moment de l'attentat, mais c'est probablement parce que le jour où il s'est présenté à elle, elle était en état second et que l'image de cet individu est restée dans son subconscient ; cette image a été perçue, elle n'a pas été aperçue. Il a suffit pour la faire reparaître d'un retour à un état second semblable, et il a fallu pour déterminer ce retour des circonstances favorisantes.

"Mais il n'a pas été nécessaires que ces circonstances favorisantes fussent en bien grand nombre ; on sait, en effet, combien grande est l'influence du physique sur le moral ; or, l'état de santé physique de Mlle M... n'est pas des plus brillants : chloro-anémie avec décoloration des muqueuses, souffle extra cardiaque, diminution de la capacité respiratoire ; signes de pré-tuberculose ; blépharite ciliaire, lèvres épaisses, etc. En somme, état de nature à accroître considérablement l'émotivité. De plus, Mlle M... avait été très vivement réprimandée la veille, elle en était restée toute nerveuse, nous ont dit les époux R... ; enfin elle approchait de son époque menstruelle. Il a donc fallu bien peu de chose pour la faire rentrer en état second le 29 juillet, pour faire d'elle, pendant quelques instants, la personne physique et morale qu'elle était lorsqu'elle a rencontré un individu qu'ignorera toujours sa personnalité première. Alors, toujours dans son subconscient, elle a bâti le roman de ce qui aurait pu arriver, elle s'est rapidement hypnotisée sur cette idée, les yeux imaginaires de l'individu imaginaire l'ont plongée dans l'hypnose, et elle a extériorisé son rêve de possibilité en réalisant par ses propres moyens - de la corde emportée du jardin - l'attentat qu'elle a imaginé pouvoir craindre. L'attentat n'a donc été, très probablement, qu'une attaque hystérique équivalentaire ; comme à la suite de telles attaques, elle a souffert de courbature généralisée, de maux de tête, bien que l'attentat n'ait laissé aucune trace physique ; enfin elle n'a ressenti aucune frayeur consécutive."

Et Lagriffe conclut :

"Il est donc probable que l'attentat dont se plaint Mlle M... n'est le fait d'aucune personnalité étrangère. Pratiquement, nous ne pouvons pas serrer de plus près le problème. Nous pourrions, si nous voulions avoir une certitude, provoquer des aveux de la plaignante en déterminant, par l'hypnose, un retour à l'état second ; mais ce serait là outrepasser notre rôle d'expert. Notre discrétion ne serait coupable que dans le cas où, au cours de notre examen, nous aurions appris que, trompée par les apparences, la justice faisait fausse route et allait condamner un innocent. Ce n'est heureusement pas le cas."

L'expert contribua heureusement ici à la bonne direction de la justice. Cette dernière ne peut que gagner à agir en collaboration avec la médecine, sauf quand des experts ignorants et légers ne l'aident qu'à barboter davantage. Une femme accusait un homme de l'avoir violentée et montrait sur son abdomen une ecchymose sombre, trace d'un coup de pied ; un premier médecin la reconnut atteinte de péritonite traumatique ; heureusement qu'un second médecin, plus curieux, montra que la prétendue ecchymose avait été faite avec de l'encre.

L'observation de Lagriffe met admirablement en évidence chez les hystériques la difficulté qu'il y a à faire le départ entre la simulation et l'autosuggestion.

Cette suggestion a souvent pour cause les émotions imaginatives éprouvées au cinéma.

 

Le matin du 24 janvier 1928 contait le fait suivant :

 

Un employé de M. Fort, épicier à Maromme, route du Havre, trouvait, il y a huit jours, en rentrant à 22 heures, son camarade René Piel, seize ans et demi, étendu dans la cuisine, ligoté, bâillonné et presque inanimé. Il s'empressa de le soigner et alla avertir les gendarmes qui accoururent.

M. Fort, qui dînait en ville, fut prévenu également. René Piel raconta que, revenant du cinéma, il avait été saisi par un individu à casquette qui, disant : "Nous sommes faits, il faut se débarrasser de lui", appela deux complices tandis qu'un quatrième refermait précipitamment deux valises contenant des chalumeaux.

Il fut ligoté, bâillonné, on lui passa un stupéfiant sous le nez, on le frappa à la nuque et il s'évanouit.

Les gendarmes et la police mobile de Rouen firent des recherches qui demeurèrent vaines, car on ne trouvait nulle trace du passage des cambrioleurs.

Enfin, la vérité vient d'éclater, alors que la population se passionnait pour cette affaire. Prise en défaut à plusieurs reprises par les policiers, la soi-disant victime a confessé que tout cela n'était qu'imagination et, après huit jours d'enquête, elle a déclaré qu'elle avait mis en scène un film qu'elle avait vu au cinéma.

 

 

* * *

 

Médecins et Hystériques

 

Tous les experts sont d'accord pour déclarer avec Dupré que le viol est presque toujours le crime de choix dénoncé par les accusatrices. Les raisons ont été parfaitement exposées par Garnier, qui les voit dans l'intérêt et la curiosité d'une nature spéciale que l'entourage de la pauvre victime lui manifeste ; celle-ci est à la fois heureuse d'être plainte et flattée d'être remarquée. "La vanité l'emporte alors sur la pudeur et le choix du procédé mythomatique met bien en évidence à la fois la vanité, la malignité et l'amoralité du sujet accusateur."

Le médecin est souvent la victime d'accusatrices de ce genre, souvent amoureuses de lui et dédaignées. Plus elles sont laides, plus elles sont amorales, plus elles se sont mises en frais de simagrées inutiles, plus elles racontent qu'elles ont été l'objet de sa part, soit de sollicitations, soit mieux d'attaques réelles. Il est toujours dangereux de recevoir seules dans son cabinet des jeunes filles ou des femmes de ce genre qui ont l'invention inconsciente facile et qui se vengent volontiers d'une indifférence vexante en calomniant. C'est d'autant plus dangereux qu'elles risquent de finir par croire dans la suite à la réalité de cette calomnie, à cause de la facilité qu'ont les névrosées et les hystériques à s'autosuggestionner. Que de femmes, obligatoirement chastes ou frigides, ou en puissance, hélas éternelles, d'un mari qu'il est suppliciant de supporter, rêvent qu'elles sont aimées de leur médecin ! Quelques gentillesses de ce dernier, une légère familiarité, des questions obligatoires, une auscultation nécessaire et il n'en faut pas davantage pour que la poudre du rêve, comme du ciment dans l'eau, s'agglomère en une construction solide. On conçoit que de tous les médecins, le spécialiste des maladies nerveuses, entouré de ce genre de malades, soit le plus fréquemment victime de calomnies de cette sorte.

Dans certains pays les dispositions de la loi font éclore des chantages spéciaux, en Amérique en particulier. On cite l'aventure d'un roi de l'industrie qu'une jeune fille, seule avec lui dans le compartiment d'un train, accusa de tentative de viol. Au signal d'alarme, on se précipita. La dangereuse créature avait ses cheveux dénoués et le corsage déchiré. En face d'elle, l'homme accusé restait flegmatiquement assis. Il avait aux lèvres un énorme cigare fumé au tiers et dont tout le long cylindre de centre était adhérent. Preuve indiscutable de son innocence.

En Autriche, en janvier 1928, le tribunal de Funfhaus eut à se prononcer dans une affaire curieuse : un capitaine de l'armée autrichienne accusa une femme mariée de l'avoir injurié, en prétendant, en présence de son mari, qu'elle avait une liaison avec lui, et en affirmant en outre s'être fait avorter, étant enceinte de l'officier.

Le capitaine prétendit n'avoir jamais noué de relations intimes avec Mme K...  et se déclara offensé dans son honneur par cette assertion.

Le tribunal invita Mme K... à fournir les preuves de sa liaison, mais elle n'y réussit pas, tous les témoins ayant déclaré qu'elle était une hystérique qui avait essayé de compromettre le pauvre capitaine par tous les moyens. Entre autres, à l'occasion d'une excursion qu'ils ont faite ensemble, elle a simulé des douleurs dans sa jambe que le capitaine a dû masser.

Mais tout cela n'a pas dû le tenter suffisamment, car les juges condamnèrent Mme K... à une amende de cinquante schillings pour calomnie et injure.

Ceci se rapproche de ce procès en divorce que j'ai cité plus haut, et dont la pièce essentielle était le journal intime d'une femme décrivant son adultère fictif.

Des enfants extériorisant une lubricité en contradiction avec le puérilisme de leur corps, des vierges dédaignées, la malignité, la vanité, l'autosuggestion, le bonheur d'être plainte et entourée théâtralement, les sollicitations perverses d'un instinct, d'une libido qui ne se dérive pas dans l'action, le mélange intime de la chasteté et de l'hystérie, voilà ce que nous avons trouvé jusqu'ici.

 

C'est ce que nous continuerons à trouver.

 

 

La Chasteté Perverse

Docteur Paul Voivenel

 

 

 

 

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