La Comtesse de SEGUR


 
 
A ma collègue et amie
Nathalie Rocca-Serra
née Chevtchenko
arrière petite-nièce
de Tarass Chevtchenko
Poète ukrainien
 
 
 
 
                    Sophie ROSTOPCHINE, Comtesse de SEGUR à Verfeil. Avant de vous donner la raison de ce titre, nous ferons un voyage à Moscou, à Paris, au château des Nouettes dans l'Orne et enfin à Verfeil, à vingt kilomètres de Toulouse.

                    Le Comte Fedor ROSTOPCHINE, Gouverneur de Moscou en 1812 avait trois filles : Sophie, Nathalie et Lise. En 1816, soit un an après la chute du Premier Empire, il est en poste à Paris.

                    La présence du comte dans la capitale française est un événement important. En effet, il a apporté dans ses "bagages", si j'ose m'exprimer ainsi, la réputation d'un chef militaire redoutable. On dit que c'est lui qui a donné l'ordre de brûler Moscou Note, afin d'empêcher l'armée impériale d'y prendre ses quartiers d'hiver, l'obligeant ainsi à battre en retraite.

                    Dans une certaine mesure, le Comte était considéré comme le véritable vainqueur de Napoléon. Sur ce point, quelques réflexions s'imposent. Les historiens sont partagés. Personnellement, je ne crois pas à cet acte. Sur son ordre, les points stratégiques furent incendiés (entrepôts, ponts ...). D'autres incendies sont à incriminer aux pillards. Par contre, la plus grande partie de la ville était en parfait état et pouvait héberger la Grande Armée.

                    Maître de la capitale, Napoléon réalisa trop tard qu'il était piégé. Il risquait l'encerclement mais ce n'était pas son premier souci, il était de taille à le rompre. Il réalisa simplement que passer l'hiver à Moscou allait le priver de sa présence à Paris. On peut dans cette situation tout imaginer. Avec retard, l'Empereur voyait juste. Il aurait dû écouter les conseils de FOUCHE et lire attentivement son rapport sur la Russie. Déjà, la conspiration du Général MALET était en gestation. Son principe consistait à faire croire à la mort de Napoléon en Russie. Plus tard, la rancœur de l'Empereur fût grande quand il apprit qu'au plus fort de la conspiration, personne ne prononça le nom du Roi de Rome pour lui succéder. C'est dans cet état d'esprit qu'il donna l'ordre de la retraite, catastrophique pour la Grande Armée, et immortalisée par Victor Hugo : "après une plaine blanche, une autre plaine blanche" ...

                    Donc, le Comte ROSTOPCHINE est à Paris. La presse lui consacre des articles. On se précipite pour lui être présenté. Madame de STAEL en fait l'attraction de son salon. Certains essaient de se moquer de lui. On lui donne des surnoms : "Prince de Chine" (c'est amusant), "Rosse ton chien" (c'est méchant).

                    Dans la réalité, le Général Comte ROSTOPCHINE est plein d'humour, d'un humour peut-être un peu soldat, mais ne sombrant jamais dans la vulgarité. Il répond à sa façon aux moqueries. "Les Français vivent au grand air, se donnent des airs et vont le nez en l'air". Pour le démontrer au cours d'une promenade, il s'arrête, fixe un point imaginaire, le montre du doigt. Aussitôt, un groupe de badauds se forme. Ceux qui "voient" renseignent ceux qui ne "voient rien". Satisfait, le Comte éclate de rire et s'éloigne. Ceci est apparent ; dans la réalité l'ennui le gagne de plus en plus. La raison ? Sa famille lui manque. Il demande à son épouse, à qui il a pardonné sa conversion au catholicisme, de venir le rejoindre. A ses filles, il écrit : "il faut attendre encore au moins trois mois avant que je vous embrasse et que je vous serre dans mes bras qui sont restés vides pendant quatorze mois".

                    La Comtesse ROSTOPCHINE et ses trois filles ne sont pas enchantées de venir à Paris. Les Français rappellent trop les malheurs de la récente guerre. Avec raison et bon sens, le Comte les rassure.

                    Les ROSTOPCHINE se retrouvent et s'installent à l'hôtel Ney. Une anecdote amusante est à signaler. La Comtesse est scandalisée par le nu des statues de l'hôtel, elle les fait "habiller" avec des chemises blanches.

                    Je signale une chose importante, comme c'est la tradition dans les grandes familles russes, les ROSTOPCHINE parlent et écrivent le français, seul l'accent aux "R" roulant rappelle leur origine.

                    Les deux sœurs Sophie et Nathalie sont agréablement surprises par la vie parisienne. Lise, plus jeune, n'est pas encore admise aux distractions de ses aînées. Le luxe de la capitale les fascine. Le Comte et son épouse donnent des bals. Pour les jeunes filles, c'est un tourbillon de plaisirs.

                    Si Nathalie préférait cette vie, Sophie aimait régulièrement rompre avec les mondanités pour des activités dignes d'une parfaite maîtresse de maison. Dans ces périodes, il n'était plus question que de couture et autres travaux ménagers.

                    Les jeunes filles sont bientôt en âge de convoler en justes noces. Nathalie est présentée et mariée au Colonel Dimitri NARICHKINE neveu de l'ambassadeur de Russie en Angleterre.

                    Sophie fait la connaissance d'Eugène de SEGUR ancien page de Napoléon et brillant officier bonapartiste.

                    La famille d'Eugène n'est pas enchantée de cette liaison avec la fille de l'ancien gouverneur de Moscou, les séquelles de la guerre persistent. Et puis, malgré son éducation, on ne la trouve pas tellement jolie cette petite russe aux pommettes saillantes, descendante paraît-il de GENGIS KHAN.

                    Pourtant, on lui reconnaît beaucoup de charme et d'éducation. De son côté, la famille de Sophie trouvait Eugène de SEGUR un peu trop séducteur. Tout finit quand même par s'arranger, l'amour triompha et, le 14 juillet 1819, le mariage est célébré à l'église de l'Assomption à Paris. Sophie devient la Comtesse de SEGUR née ROSTOPCHINE, elle fera toujours suivre son nom de mariée par celui de jeune fille.

Le jeune couple s'installe rue de Varenne.

                    Sophie n'aime pas les grandes villes, elle préfère la campagne. Plus tard, dans son roman "Les bons enfants", elle écrira au sujet de Paris : "Les voitures qui vous éclaboussent, qui vous écrasent, les gens qui vous coudoient, les brouillards qui vous aveuglent" ... Elle apprend que le château des NOUETTES dans l'Orne est en vente. Malheureusement, les nouveaux mariés n'ont pas les cent mille francs nécessaires pour l'achat. Un an plus tard pour son anniversaire, Sophie reçoit de son père une enveloppe contenant cet argent. Aussitôt, le Comte et la Comtesse de SEGUR procèdent à l'acquisition et quittent Paris.

                    Sophie adore la campagne. Par son comportement, elle surprend le voisinage. Le plus souvent, elle porte des bottes, fait de longues promenades à cheval. En un mot, elle s'amuse. Il lui arrive même de faire des bêtises. Un jour, elle invite des voisins, l'oublie, se rend chez des amis et rencontre en chemin les premiers invités. Ceci n'est guère méchant, de plus en plus on l'adopte. Son insouciance est surtout superficielle. Elle rend service facilement, tout le voisinage finit par l'aimer.

                    Les années passent, le Comte et la Comtesse ont huit enfants, quatre garçons et quatre filles. Ils perdirent hélas un garçon. Les enfants s'appellent Gaston, futur homme d'église, Anatole et Edgar, Nathalie future baronne de MALARET, deux sœurs jumelles Henriette et Sophie qui sera religieuse et la dernière Olga. Le dernier accouchement est difficile, la Comtesse devra observer une longue période de repos.

                    Gaston de SEGUR est un religieux, prédicateur passionné, il se fait écouter dans les cercles ouvriers. Malheureusement le surmenage prend le dessus, sa vue s'affaiblit. Le Pape Pie IX veut le nommer Évêque. A cause de sa santé, Gaston renonce à cette nomination. Toutefois, il accepte du Pape la charge de Protonotaire Apostolique.

                    Les enfants se marient. Des petits enfants arrivent. La Comtesse de SEGUR adore sa famille. Elle a l'idée d'écrire des contes pour les distraire et maintenir un certain contact.
 
 
 

                     La vie de Sophie Comtesse de SEGUR se déroule lentement. Le Comte est souvent absent du fait de sa nomination à la tête de la Compagnie des Chemins de Fer de l'Est. Sophie reçoit aux Nouettes beaucoup d'amis.

                    Un événement imprévu va tout transformer. Un groupe est invité dans lequel se trouvent Louis VEUILLOT, journaliste, catholique, ardent polémiste et Eugène SUE, l'auteur des "Mystères de Paris". Gaston de SEGUR est présent, il n'aime pas Eugène SUE. Parlant du romancier : "C'est un empoisonneur de la morale publique". Il lui reproche ses attaques contre les Jésuites. Inutile d'insister sur l'état d'esprit des convives. Craignant un incident, Sophie a soudain une idée. Elle se lève, va chercher dans son secrétaire des contes destinés à ses petites filles Camille et Madeleine de MALARET. Leur lecture produit un effet spectaculaire, on l'écoute avec attention. Unanimement, on la félicite. C'est alors que Louis VEUILLOT propose la publication des contes. N'y croyant absolument pas, Sophie accepte quand même de confier ses manuscrits.
 

                    Louis VEUILLOT commence des démarches auprès de Louis HACHETTE, après quelques hésitations celui-ci accepte. Le livre est imprimé avec ce titre "Nouveaux contes de fées". Le succès est certain. Louis HACHETTE demande à la Comtesse de SEGUR d'autres manuscrits.

A 57 ans, Sophie entre en "célébrité".
 
 

                    Nathalie, fille de la Comtesse de SEGUR et ancienne dame de compagnie de l'Impératrice Eugénie avait épousé Paul MARTIN d'Ayguevives devenu baron de MALARET par autorisation de son grand-père maternel en 1842. C'est pour ses deux filles Camille et Madeleine que les "Nouveaux contes" étaient écrits. Naturellement, la Comtesse de SEGUR en fera les héroïnes de son premier roman "Les petites filles modèles".

                    La préface est courte et significative : "Les petites filles modèles" ne sont pas une création, elles existent bien réellement : ce sont des portraits ; la preuve en est dans leurs imperfections mêmes. Elles ont des défauts, des ombres légères qui font ressortir le charme du portrait et attestent l'existence du modèle. Camille et Madeleine sont une réalité dont peut s'assurer toute personne qui connaît l'auteur.
 

                    Avec ce livre, le succès des contes est largement confirmé. Dès lors, la Comtesse de SEGUR se met au travail, pour son plaisir et celui de ses 23 petits enfants. Se contentant d'une somme forfaitaire de 2 500 F, ses descendants seront privés du moindre droit. Elle ignore l'importance de ses écrits pour les futures générations. Les livres succèdent aux livres : "Les malheurs de Sophie", "Les mémoires d'un âne", etc.
 

                    Revenons au titre de cette nouvelle. Le baron de MALARET est un noble campagnard, ancien secrétaire d'Ambassade. Il loge sa famille dans une maison encore existante de nos jours. En 1945, elle a été transformée en ferme.

                    Le baron commande la construction d'un petit château. Les travaux sont bien avancés. Seulement le baron de MALARET a servi le Second Empire. Se rallier à la République n'est pas à son avis honnête, c'est être régimiste. Il refuse. Cette décision va avoir de graves conséquences matérielles. Le baron est obligé de stopper la construction du château. Aujourd'hui, il sert de remise. Petit à petit, les MALARET vendront le domaine de Verfeil. Madeleine de MALARET vivra à Toulouse jusqu'en 1930 avec sa gouvernante Mademoiselle de LARREY.

La télévision a tourné une séquence sur la propriété avec des artistes.

                    En avril 1979, j'ai publié dans la revue l'AUTA un article :
 
                    "Un conte et une supplique à Verfeil"
 

 Il était une fois un général russe du nom de ROSTOPCHINE. Il défendit Moscou pendant la guerre napoléonienne. On dit même que c'est lui qui donna l'ordre d'incendier la ville. A ce sujet les historiens sont partagés. Seuls quelques quartiers brûlèrent par le fait de pillards. Sophie, une fille du général ROSTOPCHINE devint par son mariage "La Comtesse de SEGUR" et fit de la France sa seconde patrie. Sa vie se serait déroulée sans histoire si elle n'avait eu de nombreux petits enfants. Femme très cultivée, pour les distraire, elle leur écrivit des contes dont ils sont les principaux héros.
 

Son œuvre fut rapidement importante, et d'un grand charme. "Les petites filles modèles", "Un bon petit diable", "Les malheurs de Sophie",  etc.  bercent plusieurs générations.
 

                    Je terminais mon article par :

                    A la sortie de Verfeil, près de l'église, non loin du cimetière dans un enclos sont les pierres tombales de sa famille. Ces tombes appartiennent à notre patrimoine culturel et languedocien.
                    Le visiteur se penche sur les inscriptions, elles sont presque effacées par le temps. A ce moment, il ressent une douce poésie le gagner. Il voit dans un rêve des enfants jouer devant le château, sans doute pensent-ils à leur grand-mère, cette grand-mère qui leur donne le privilège de l'immortalité malgré leur disparition à la fleur de l'âge pour la plupart d'entre-eux.
 

                    De retour, je ne puis m'empêcher d'adresser une supplique à la ville de Verfeil : "Refaites ces inscriptions, elles sont si belles".
 

                    J'ai reçu de Monsieur J.L.VIGUIER, Conseiller Général, Maire de Verfeil, une lettre dont voici l'essentiel :

                    ... Vous avez bien voulu appeler mon attention et celle de mon Conseil Municipal sur les inscriptions devenues illisibles des tombes des petits enfants de la Comtesse de SEGUR.
                    J'ai l'honneur de vous faire connaître que les descendants de cette famille existent toujours, et qu'ils sont propriétaires de l'enclos où sont les pierres tombales et le terrain y attenant.
                    Dans ces conditions, il est indispensable de prendre l'attache de cette famille pour obtenir l'autorisation des modifications que vous souhaitez. Nous allons nous y employer.
 

                    Le professeur Louis LARENG, Chef du Service d'Anesthésie Réanimation de l'hôpital Purpan est attaché aux valeurs culturelles. Monsieur LARENG a reçu de Monsieur VIGUIER la confirmation des démarches et de leur aboutissement.

                    Je remercie la municipalité de Verfeil et ceux qui m'ont encouragé : Monsieur Paul MESPLE de la revue l'AUTA, Maître François BOUSGARBIES et Madame GERALDINE.

                    J'adresse ma gratitude aux descendants de la famille MALARET.
 
 

                    La Dépêche Magazine du 23 décembre 1979 a publié mon deuxième article sur ce sujet ...
 
 

                    L'œuvre de la Comtesse de SEGUR est charmante. L'action tourne autour du bien et du mal, sur une toile de fond très chrétienne. Le bien triomphe toujours, le méchant est puni d'une façon originale. Monsieur Old Nick, le sévère directeur de Charles MAC-LANC'S reçoit à son tour une magistrale fessée.

                    La Comtesse avait spécialement dédicacé son livre à l'une de ses "petites filles modèles" Madeleine.

"A ma petite fille Madeleine de MALARET"
                    Ma bonne petite Madeleine, tu demandes une dédicace, en voici une.

                    La Juliette dont tu vas lire l'histoire n'a pas comme toi l'avantage de beaux et bons yeux (puisqu'elle est aveugle) mais elle marche de pair avec toi pour la douceur, la bonté, la sagesse et toutes les qualités qui commandent l'estime et l'affection.
Je t'offre donc le "bon petit diable" escorté de sa Juliette qui est parvenue à faire d'un vrai diable un jeune homme excellent et charmant au moyen de cette douceur, de cette bonté chrétienne qui touchent et qui ramènent. Emploie ces mêmes moyens contre le premier bon diable que tu rencontreras sur le chemin de ta vie.

Ta grand-mère
Comtesse de SEGUR
née ROSTOPCHINE
 
 

                    Le bon petit diable a été filmé pour la télévision. Le rôle de Madame MAC-MICHE était joué par Madeleine CLERVANNE, le bon petit diable par Didier HAUDEPIN, Monsieur OLD NICK par Jacques FABRI.

                    Jean-Claude BRIALY a réalisé une nouvelle version d'un bon petit diable, Alice SAPRITCH a le rôle de Madame MAC-MICHE.

                    Dans le général DOURAKINE, c'était Michel GALABRU. Récemment, "Les malheurs de Sophie" ont été mis en scène par Jean-Claude BRIALY.
 

                    Par une journée ensoleillée, prenez la route de Verfeil. A la sortie à droite, vous verrez l'enclos des MALARET. Sur la petite route on aperçoit la maison transformée en ferme. En 1873, la Comtesse de SEGUR a passé trois mois dans ces lieux.

                    Un peu plus loin, c'est le château (non terminé).

                    Imaginez, vous aussi, des enfants jouant devant leurs parents et leur grand-mère. Vous contribuerez ainsi au maintien du souvenir de ces lieux.

                    Dans notre époque si difficile, l'œuvre de Sophie ROSTOPCHINE devenue pour la plus grande gloire des Lettres Françaises la Comtesse de SEGUR a gardé pour les jeunes et les moins jeunes toute sa fraîcheur d'Ame.

 
 

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