Préface


 

La Médecine fait son miel de toutes les sciences. Elle contient toutes les possibilités d'études et permet à celui qui l'exerce d'entrer de plain-pied dans la Philosophie.

L'homme de laboratoire s'enferme trop souvent dans la recherche spéciale dont il laisse à d'autres le soin de découvrir la radio-activité. Ainsi font par nécessité de clientèle bien des médecins de grande ville. A peu près seuls les médecins de campagne cultivent toute l'étendue de leur art. Je n'ai aucune hésitation à dire que les meilleurs médecins que j'ai connus sont les médecins de campagne qui se tiennent au courant. Quel plaisir à les entendre causer de leur métier. Beaucoup d'entre eux ont une passion intellectuelle qui est comme le ferment de leur raison.

Le Docteur Julien Liautaud en est un fort bel exemple. Je le connais et je l'aime depuis longtemps. Ignorant les joies et les âpretés de l'ambition, il se contenta de l'externat des hôpitaux de Paris et s'installa dans son pays d'origine après avoir soutenu une excellente thèse sur le délire des actes dans la Paralysie Générale, presque une étude de Psychologie. Encore jeune - il n'a pas atteint la cinquantaine - voilà près de vingt-cinq ans qu'il exerce la médecine à Entrevaux, dans les Basses-Alpes. Le paysage en est à la fois heurté et lumineux.

Le Var coule aux pieds des rochers sévères aux moindres pentes desquels s'accrochent des oliviers. Vie dure à travers un pays tourmenté.

Il faut par des sentiers abrupts, gagner des villages perdus dans la montagne, traverser des gorges d'une beauté sauvage.

Le praticien va le bâton à la main ; la marche est lente. Une pierre, une fleur, un oiseau, un reflet du soleil sur la roche, un remous du torrent, un bourgeon qui s'ouvre, un fruit qui s'écrase sous les pieds, attirent les regards et les pensées de cet homme qui va lutter contre la mort. Au sommet de la montée le pays se déroule : le médecin le domine. Que d'observations, que de réflexions !

Le Docteur Julien Liautaud eut de tout temps la passion de la Biologie. Aimant la solitude, il dévorait les meilleurs livres, se reposant de ses lectures dans la musique, cerveau de penseur et coeur d'artiste. Une cruelle affection des yeux mit un frein à ses lectures. Il ne s'en replia que mieux sur lui-même, employant les minutes d'accalmie que lui laissait son mal à rédiger pour lui-même le résultat de ses pensées.

Il ne s'est décidé de faire un livre que sur les instances de ses amis.

J'ai lu le manuscrit de la Double Envolée avec un émerveillement constant. Quelle logique, quelle richesse de pensée, quelle hauteur de vue ! et aussi quelle langue précise, bien martelée, vigoureuse et sonore, lumineuse comme l'air de son pays, toute parfumée de classicisme. Comme je me félicite que cet homme ait cédé, comme il le dit si joliment, à "la tentation de l'esprit qui revenait sans cesse plus pressante qu'une obsession de la chair".

A tout instant le lecteur ravi s'arrête sur une phrase heureuse. "Le potentiel, écrit Liautaud, contraste avec le mouvement qui en dérive, comme l'eau mouvante du fleuve contraste avec le lac qui lui donne naissance". Plus loin, dans le Rythme de la Vie : "La vie opposait sa souplesse aux violences aveugles : elle luttait, patiente ou agressive, se reposant entre deux batailles, comme un coeur entre deux battements". Quelle exquise poésie dans les lignes suivantes consacrées à l'eau !

Parmi les artisans laborieux de l'Univers, l'eau a su prendre la première place ; c'est qu'elle n'est pas seulement un composé chimique symbolisé par une formule ; elle est avant tout la servante des forces vives de la Nature, la protectrice et l'auxiliaire des unions fécondes. Les Grecs - ceux d'Homère et d'Anacréon - s'en doutaient bien, car ils élevaient des temples à Vénus Anadyomène, déesse de l'amour sortie des flots.

Les poètes, qui savent tout, ont chanté la mer, la grande mer génératrice dont les effluves allument le désir imprécis des vierges, et dont la vague en se retirant de la plage comme à regret pour revenir ensuite avec plus d'ardeur rappelle les premières hésitations de l'adolescent.

Depuis qu'elle existe, l'eau est restée la courtisane insatisfaite et jamais lasse dont la complaisance ne s'épuise pas. Elle court comme une caresse à la surface des corps engourdis et les anime ; elle réveille les attractions mystérieuses dans la matière, s'attache timidement à elle ou bien au contraire fougueusement elle l'enveloppe et la pénètre. Elle dissout pour mieux unir, sépare pour mieux lier ...

Parfois l'éternelle énamourée s'éprend d'idéal et enlacée à une radiation thermique monte jusque dans les nues. Mais le bonheur est plus haut. Son inconstant amant l'abandonne en plein ciel. Alors elle retombe et roule tristement sur le sol raviné comme un ruisseau de pleurs sur un visage flétri.

La déception heureusement s'oublie vite au contact de la matière tant aimée ; la magicienne purifiée et presque joyeuse s'enfuit en chantant ; elle est pressée ; on l'attend partout.

Un jour elle parut se reposer ; elle venait d'enfanter la Vie.

Est-ce joliment écrit !

 

La Double Envolée est celle de la matière à la Vie et de la Vie à la Pensée. Le mouvement dresse contre la Chimie du Temps la Physique de l'Espace. La matière n'est qu'un accessoire, parce qu'elle n'existe que par l'énergie accumulée en elle. L'irréversibilité de l'énergie dégradée souligne à la fois l'impossibilité d'un retour au passé et la fuite irréparable du Temps. Les lois du progrès et de l'hérédité ne sont pas applicables qu'à la seule matière vivante : l'Evolution entraîne dans sa marche irrésistible les êtres et les choses. L'Univers tout entier est peut-être une création de tous les instants, la même cause ne se retrouvant pas deux fois identique. Le déterminisme et le finalisme ne sont que des conceptions anthropomorphiques répondant au besoin qu'à l'homme de diviser un phénomène en périodes successives. Liautaud aboutit à la conclusion d'une fin de l'Univers matériel dévoré par la Vie, d'une fin de l'Univers biologique absorbé par la Pensée. Il prévoit l'évanouissement de l'énergie que les énergétistes déclarent impérissable. La Vie est la période avancée d'une évolution qui se précipite. De l'énergie réputée inaltérable se dégage la Pensée, la seule énergie privée d'inertie, pur mouvement de vitesse infinie, échappant donc à l'Etendue et au Temps-force, se confondant avec l'Espace.

L'univers entier tend vers les radiations biologiques. La Vie est une étape de l'évolution, "le Moyen-Age d'une histoire grandiose". Elle est caractérisée par la vitesse et la continuité de faibles réactions chimiques. Le trait d'union entre le phénomène physico-chimique et le phénomène biologique est le catalyseur, dont le plus remarquable est la cellule sexuelle mâle. La matière vivante réalise son énergie sous forme de mouvement qui s'accélère sans cesse ; la vitesse tend vers l'infini, la masse vers zéro. Le phénomène biologique tend vers le phénomène psychologique.

 


 

Livre audacieux où la liberté de pensée s'unit toujours à l'observation la plus rigoureuse, la Double Envolée sera lue et admirée.

C'est un singulier honneur pour le métier que j'exerce de voir de temps en temps surgir de la masse de ceux qui s'appellent les praticiens un de ces esprits qui séduisent et tonifient et qui doivent la puissance et l'originalité de leurs pensées à la pratique de la plus passionnante des sciences et du plus noble des arts.

 

Toulouse, 11 octobre 1921.

Docteur Paul Voivenel

 

 

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